L’adolescence fut pour moi une réelle crucifixion quotidienne. Sans le bienfait d’être réhabilité une fois mort, s’entend. Vivement l’âge adulte, que mes pairs puissent m’accueillir en leur sein, que je puisse dialoguer d’égal à égal. Ah! Voilà qui a motivé mes études. Une lueur d’espoir dans le vide spatial qui m’habite depuis trop longtemps.
Promu meilleur étudiant de mon niveau, je caressais déjà tout le potentiel de ma situation. Enfin je pourrai leur montrer que j’existe, que j’ai des choses à dire moi aussi. Que je peux tenir conversation, débat, que je suis. Que je suis!
Et me voici maintenant, pleinement certifié selon l’état, professionnel de ma profession. Enfin. Je peux prendre ma place devant l’humanité, dire en toute grâce « je suis ici ». Et discuter, sans jamais me faire rabaisser, sans jamais me sentir humilié ou inférieur.
Ah, si j’avais connu cette joie plus jeune, peut-être aurais-je été moins déçu. Ou peut-être pas. Mais pour l’instant, ce qui importe vraiment, c’est que pour une fois je me retrouve devant des gens pour qui mon opinion est importante et mérite d’être entendue. Oh!, pas que j’ai tant de choses à dire. Mais au moins, ils m’écoutent, ne me coupent pas la parole. Chacun de mes mots, toutes mes phrases savamment construites trouvent écho. Enfin! J’avais bien raison de me méfier de mon parcours de jeune étudiant. Le bonheur se trouve dans l’âge adulte, alors que tous assument leurs choix, alors qu’on se retrouve entre nous, groupés, soudés, tissés serrés telle une courtepointe.
Ce soir, j’ai exposé mes opinions sur la paix dans le monde, le dézonage agricole, la situation au Moyen-Orient, l’alimentation équitable, la notation des bulletins. Aucun mot de discorde, personne pour me dire que j’étais stupide ou simplet. Tous, béats d’admiration devant mon argumentaire, se tenaient cois.
Je me sentais si… heureux. J’avais enfin trouvé le bonheur. Ce bonheur d’être en contrôle de la situation, de diriger le flux des idées. Neuf, ils étaient neuf devant moi à ne rien dire, à m’écouter simplement.
Tout ceci aurait pu continuer des heures durant. Mais je suis un professionnel. Je ne laisserai pas mes objectifs personnels outrepasser mon travail, non! Il est 5h du matin maintenant, il se fait tard pour moi, mais chez Michel, coroner de fonction, le cadran sonne. Il sera ici dans 90 minutes, par affaires.
Un à un, pour mes neuf macchabées, je refermai les sacs et les repoussai chacun dans leurs nefs mortuaires. La mort dans l’âme, je quittai la morgue. J’ai déjà hâte de revenir ce soir. Je leur parlerai des derniers débats linguistiques au pays. Avec un peu de chance, aucun d’entre eux ne me coupera la parole…
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